Dans le cadre du Service Évangélique des Malades de sa paroisse à Marseille, Thérèse rencontre depuis 5 ans des personnes désorientées. Elle nous partage son témoignage d’accompagnement auprès de cinq personnes particulièrement attachantes malgré leurs difficultés relationnelles.

Au fil des années passées auprès des résidents de la maison de retraite, je découvre qu’il est de plus en plus difficile de vivre une relation avec eux, car le temps passe et la maladie progresse. Il s’ensuit un isolement de la personne atteinte mais aussi de ceux qui l’entourent. C’est comme si disparaissait tout sens à une vie… une identité qui s’estompe… au regard de son entourage. Cela entraîne une certaine souffrance chez la personne. Ses proches et son entourage souffrent tout autant : « Il ne me reconnaît plus. » – « Nous ne pouvons plus rien nous dire. » – « C’est trop difficile d’aller la voir ».

Et pourtant je peux dire que tous attendent ce moment du jeudi matin où je les visite, où je leur porte la communion !

Qui sont ces personnes que je rencontre ?

Monsieur S. est là depuis 6 mois. Après une période de très grande agitation, il se stabilise et retrouve un certain calme. Il retrouve même la parole. Sur la demande de sa femme, je lui porte la communion. Il vit une grande solitude, un sentiment d’abandon l’habite. Il me faut entendre cet isolement, cette souffrance. Grâce à l’infirmière de l’étage, j’ai pu poser un autre regard sur lui – un regard d’attention. ‘’Ne l’abandonnez pas’’ – me disait-elle chaque jeudi – ‘’il est en train de s’habituer, il commence à parler’’. Dépassant cette impression douloureuse de ne pouvoir le rencontrer, j’ai été conduite finalement à l’accueillir tel qu’il est. Il n’a aucune activité, il ne reste pas une seconde sans s’agiter de tout son corps dans le fauteuil roulant, ses mouvements sont saccadés. Il ne peut participer à la messe célébrée dans la maison de retraite car ‘’il dérange les autres’’ par son agitation.
Comment se passe notre rencontre ? Tout d’abord un temps d’accueil, parfois bref, selon les jours – échange de regards. Pour m’éviter les risques de routine, j’essaye de varier un peu mon approche. Je déplace le fauteuil roulant devant la fenêtre afin qu’il puisse contempler la basilique de la Bonne Mère. Je prends alors le temps de déposer la custode dans mes mains ouvertes, lui laisse la possibilité de voir… et là, spontanément, il fait lui-même le signe de la croix… cette présence le rejoint, le touche. C’est toujours un moment de grande émotion, des larmes coulent sur ses joues amaigries : ‘’Voici le pain de vie, le corps du Christ’’. Ce 3e temps se fait silence d’adoration, de communion. Au-delà des apparences, cet homme retrouve son humanité, son identité de fils de Dieu. Je ne suis pas là seulement pour ‘’exécuter’’ un rituel de communion eucharistique, je suis là pour vivre une communion humaine et spirituelle qui me dépasse – cet instant féconde ma vie de foi, me permet de croire qu’en toute personne habite Dieu. Dans cette relation à Dieu, Dieu demeure malgré la maladie d’Alzheimer – la tendresse de Dieu se manifeste par des voies qui nous échappent…

Madame N. est là depuis 15 ans. Elle perd ses facultés intellectuelles de jour en jour. Son fils F. vient la voir le dimanche et parfois en semaine. Il prend sa mère à bras le corps pour ressentir son affection, c’est très touchant. Lui-même est atteint d’une maladie mentale. Il ne parle presque pas, ce qui explique qu’il a su trouver une communication corporelle pour la rencontrer.

Moi aussi, je suis invitée à prendre la prière ‘’à bras le corps’’ puisque le Christ se donne… à celui qui a faim d’humanité et d’affection, de reconnaissance. Quand je dis à ce fils qu’il est admirable, il me répond invariablement : ‘’mais c’est ma mère !’’. Ceci dit, je reste auprès de Madame N. bien souvent en silence… parce qu’elle est tellement délirante que parfois je ne puis lui proposer la communion. Je suis présence d’écoute, de passion et de compassion. Finalement le rituel de communion est à trouver chaque fois. J’aime à penser que ces moments de ‘’Visitation’’ sont des ‘’bouffées d’oxygène’’ relais entre la vie extérieure et la résidence.

Madame B. et Madame M. sont voisines et se consolent mutuellement. L’une a perdu son conjoint L. à la maison de retraite. Elle a beaucoup pleuré. Madame B. est là, parle de son neveu qui est prêtre à Marseille. Elle est très fière de son P… Ensemble, elles ont su surmonter leur chagrin, leur ennui… toutes les deux ressentent leurs journées trop longues d’où un certain repliement sur leur passé… Leur discours est répétitif mais combien important pour elles, encore faut-il qu’elles trouvent des oreilles attentives pour les écouter. Si je pense à moi, ces rencontres sont éprouvantes, parfois insupportables… si je m’oublie, elles deviennent source de joie et d’action de grâce.

Je rencontre aussi Madame E., d’origine juive, expatriée d’Algérie, signalée par les infirmières du quartier. Elle surmonte difficilement sa désorientation, ses peurs et ses angoisses. Elle a peur de tout. Il s’agit de la rassurer, de l’accompagner chez le médecin. Ensemble, nous regardons des photos… Elle vit à la fois dans le passé, dans l’Algérie perdue -‘’c’était notre Algérie’’- et dans le présent.. Depuis peu, je lis avec elle quelques passages de la Torah, le Livre d’Esther lui permet de s’identifier à cette princesse de l’Ancien Testament. C’est assez surprenant et j’ai beaucoup de plaisir à lire certains passages… Cela ne dure pas… il me faut inventer d’autres activités, ‘’la solliciter à sortir’’ malgré tout.

Chacune de ces personnes me permet de persévérer dans la prière… le cri de ma prière utilise bien souvent les psaumes… ‘’Mon cœur et ma chair sont un cri vers Dieu’’ (Ps. 83).
Il me faut aussi persévérer auprès de ces ‘’vivants désorientés’’, apparemment absents à leur environnement, à leurs proches, à leurs paroles.
Dans chaque chambre, une personne attend… c’est vraiment le lieu d’un certain mystère… La personne humaine donne à voir cette vie cachée, celle-ci échappe à ma compréhension… il me suffit de croire avec elle à un jour meilleur.

Pour illustrer tout cela, je vous propose de lire le texte de La vieille femme grincheuse, texte retrouvé dans les affaires d’une vieille dame irlandaise après sa mort, au Service de gériatrie de Dieppe.

Thérèse B.

 

La vieille femme grincheuse

 

Que vois-tu, toi qui me soignes, que vois-tu ?
Quand tu me regardes, que penses-tu ?

Une vieille femme grincheuse, un peu folle,
Le regard perdu, qui n’y est plus tout à fait,
Qui bave quand elle mange et ne répond jamais,
Qui, quand tu dis d’une voix forte « essayez »
Semble ne prêter aucune attention à ce que tu fais
Et ne cesse de perdre ses chaussures et ses bas,
Qui, docile ou non, te laisse faire à ta guise,
Le bain et les repas pour occuper la longue journée grise.

C’est ça que tu penses, c’est ça que tu vois ?
Alors ouvre les yeux, ce n’est pas moi.
Je vais te dire qui je suis, assise là si tranquille,
Me déplaçant à ton ordre, mangeant quand tu veux :

Je suis la dernière de dix, avec un père et une mère,
Des frères et des sœurs qui s’aiment entre eux…
Une jeune fille de 16 ans, des ailes aux pieds,
Rêvant que bientôt, elle rencontrera un fiancé.
Mariée déjà vingt ans. Mon cœur bondit de joie
Au souvenir des vœux que j’ai fait ce jour-là.
J’ai 25 ans maintenant et un enfant à moi
Qui a besoin de moi pour lui construire une maison.
Une femme de trente ans, mon enfant grandit vite,
Nous sommes liés l’un à l’autre par des liens qui dureront.
Quarante ans, bientôt il ne sera plus là.
Mais mon homme est à mes côtés qui veille sur moi.
Cinquante ans, à nouveau jouent autour de moi des bébés.
Me revoilà avec des enfants, moi et mon bien-aimé.
Voici des jours noirs, mon mari meurt.
Je regarde vers le futur en frémissant de peur,
Car mes enfants sont tous occupés à élever les leurs,
Et je pense aux années et à l’amour que j’ai connus.
Je suis vieille maintenant, et la nature est cruelle,
Qui s’amuse à faire passer la vieillesse pour folle.
Mon corps s’en va, la grâce et la force m’abandonnent,
Il y a maintenant une pierre là où jadis
J’eus un cœur.

Mais dans cette vieille carcasse, la jeune fille demeure
Dont le vieux cœur se gonfle sans relâche.
Je me souviens des joies, je me souviens des peines,
Et à nouveau je sens ma vie et j’aime.
Je repense aux années trop courtes et trop vite passées,
Et accepte cette réalité implacable que rien ne peut durer.

Alors, ouvre les yeux, toi qui me soignes et regarde
Non la vieille femme grincheuse.
Regarde mieux, tu me verras !

 Tiré de la Revue A.H., Aumônerie des Hôpitaux…, n° 2011, juillet 2011, Vieillir, un projet, une chance, pp. 24-25.