Il s’en est passé des choses incroyables dans mon auberge mais ce qui s’est passé aujourd’hui, ça dépasse tout !

Ce matin, tôt, j’ai reçu un coup de téléphone pour une réservation au nom de Cléophas : un repas pour 2 personnes et 2 chambres pour une nuit. Au téléphone, la voix était jeune mais incroyablement triste et lourde.

La qualité première que doit avoir un aubergiste, plus importante que de savoir gérer son business, plus essentielle que de savoir dresser une table, faire la cuisine ou mettre en place un planning de réservation des chambres, la qualité première d’un aubergiste, c’est de savoir lire les gens. Un bon aubergiste doit percevoir très vite, au son de la voix, à la façon d’entrer dans une pièce, au poids du regard, dans quel état est la personne et de quoi elle a besoin. Pour certains, c’est d’être rassurés. Pour d’autres, d’être écoutés. Pour d’autres encore, c’est d’être seuls. Et j’aime avoir un métier qui me permet de composer, pour chaque personne, à un moment donné, le cadre qui lui donnera ce dont elle a besoin, pour qu’elle puisse, au moins pour un instant, déposer ses bagages et respirer un peu…

Et là, au téléphone, M. Cléophas ne m’avait pas dit grand-chose. Mais sa voix ! Sa voix m’en avait dit beaucoup plus : elle me disait sa peur, une peur viscérale qui le poussait à fuir. Elle me disait son deuil. Elle disait sa tristesse, écrasante, étouffante. Et puis l’incertitude. Oui, quelque chose dans la vie de cet homme venait de s’écrouler, je ne savais pas quoi, ni comment, ni pourquoi, mais je savais une chose : dans ce genre de cas, ma femme a le secret d’un plat spécial tout plein de réconfort, et c’était clairement de ça dont ce monsieur et son ami avaient besoin !

Ce soir, à l’heure du dîner, tout était prêt : petits bouquets de fleurs dans les chambres, plat au four qui n’attendait qu’à être réchauffé… il ne manquait plus qu’eux.

Ils sont arrivés un peu plus tard que prévu, tout couverts de la poussière du chemin. Ça, c’était normal. Mais ce qui l’était moins, c’est qu’ils avaient un visage apaisé et heureux. C’était très bien pour eux, bien sûr, mais ça ne cadrait pas du tout avec l’impression que j’avais eue au téléphone. Et ce qui n’était absolument pas prévu, c’est qu’ils n’étaient plus 2, mais 3 !

La deuxième qualité que doit avoir un aubergiste c’est celle de s’adapter, perpétuellement. Alors je me suis adapté : un couvert de plus, une chambre qu’on allait faire pendant qu’ils dînaient, et le tour était joué !

Je les ai installés à ma table spéciale cœurs à consoler, même si manifestement elle n’était plus nécessaire. C’était très étonnant : il m’arrive parfois de sentir entre des personnes une ambiance particulièrement heureuse et chaleureuse, mais je n’ai jamais rien senti d’aussi fort qu’à cette table-là. Une joie, une douceur, une paix qui se répandait autour d’eux, autour d’un des trois surtout, comme l’odeur d’un bon plat qui s’exhale dans une maison toute entière. J’avais envie de rester avec eux, de m’attabler, de trinquer et de discuter. En allant chercher pour eux le pain et le vin, je me disais que je leur proposerai à la fin du repas de leur offrir le café et de le boire avec eux.

Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Je leur ai apporté le pain, leur ai servi le vin, et me suis éloigné. J’ai entendu de loin la voix de l’un des trois qui bénissait le pain, et tout de suite après des cris de stupeur. Quand je me suis retourné, ils n’étaient plus que deux, le troisième avait disparu.

Comme j’avais installé la table un peu à l’écart, les autres clients n’avaient rien vu. J’ai rejoint les 2 convives, et par réflexe, j’ai cherché : sous la table, derrière les rideaux, dans le grand coffre. Evidemment il n’y était pas. Moi je m’agitai, mais les deux autres, ils restaient tout calmes. Ils étaient rayonnants. « C’était Lui ! » dit l’un d’eux. Moi je ne savais pas qui c’était, Lui, mais apparemment, c’était un bonne nouvelle et changeait tout pour eux.

M. Cléophas m’annonça qu’ils devaient repartir immédiatement à Jérusalem, s’excusa pour le changement de programme et me paya les chambres.

Repartir dans la nuit, le ventre vide, pas équipés, et sans nourriture, en sortant de chez moi ! C’était mal connaître ma femme ! Finalement ils sont partis une demi-heure plus tard, après avoir bu une bonne soupe « pour la route ! », avec des pulls, des lampes frontales, et dans leur sac le plat spécial réconfort de ma femme « pour le réchauffer quand vous serez rentrés à Jérusalem ». Nous on est restés, avec leur promesse de revenir bientôt nous rendre les pulls et les lampes et tout nous raconter.

On est restés surtout avec la paix au fond du cœur. Avec la certitude que quelque chose venait de se passer qui allait changer nos vies. Et habités du grand désir de nous aussi, nous attabler avec cet homme qui était entré chez nous et y avait béni le pain.

Texte : Juliette P
images d’Arcabas