Qu’est-ce que l’espérance ? Que nous donne-t-elle de vivre ?
Pour répondre à ces questions, Geneviève Comeau, xavière, commente la célèbre maxime du jésuite Hevenesi, attribuée à Ignace de Loyola. Apparemment paradoxale, celle-ci articule foi inconditionnelle en Dieu et responsabilité humaine.
Cet article est initialement paru dans la revue Vie Chrétienne de septembre 2020.
En quoi l’espérance peut-elle nous éclairer pour nos engagements ? Question étrange à première vue, car l’espérance ne se mesure pas aux résultats, aux réussites. Elle ne se définit pas par un contenu – « J’espère que les choses iront mieux demain » – mais par un mouvement. Elle ouvre le réel à de nouveaux possibles, à ce qu’on ne perçoit pas encore, à l’inattendu. À l’inverse, « la raison suffisante ignore tout de l’espérance, ne connaissant que l’espoir, autrement dit, l’attendu prédictible. ¹»
L’espérance ne donne donc pas de solutions, elle ne nous oriente pas vers un futur programmable, mais elle ouvre des passages. Là où tout paraissait fermé, où la pierre bouchait l’entrée du tombeau, l’espérance a la capacité d’ouvrir le réel, et de donner le désir de s’engager dans de nouveaux possibles.
« Aie foi en Dieu… Mets-toi à l’ouvrage »
Mais comment s’y engager ? Une piste nous est donnée par une maxime ancienne, attribuée à Ignace de Loyola, et qui est sans doute du jésuite Hevenesi : « Aie foi en Dieu comme si tout le succès des affaires dépendait de toi, en rien de Dieu. Cependant mets-toi à l’ouvrage comme si tu n’avais rien à faire, et Dieu tout. »
À première vue, cette maxime est paradoxale, et même choquante. Comment la foi en Dieu peut-elle nous conduire à faire comme si le succès des affaires dépendait de nous ? Et se mettre à l’ouvrage comme si l’on n’avait rien à faire, n’est-ce pas signe de désinvolture, ou de découragement ? C’est pourquoi plusieurs personnes citent cette maxime de manière erronée, ou la transforment volontairement pour lui donner une allure plus raisonnable. La tension est alors supprimée, le paradoxe gênant est ramené à du bien-connu : « Aie foi en Dieu comme si tout dépendait de Dieu, et mets tout en œuvre comme si tout dépendait de toi. » À chacun son métier ! Dieu, là-haut, est Celui que nous prions, mais c’est à nous les humains de faire le boulot… La maxime ignatienne ainsi retouchée aboutit en fait à une dichotomie entre la foi – ou l’espérance – et la vie ; dichotomie fort répandue et redoutable… On mène ses affaires, on se démène comme on peut… et par ailleurs on fait quelques prières – mais quel rapport ? On ne sait pas bien…
C’est tout autre chose que propose Ignace, et la maxime d’Hevenesi, dans sa facture paradoxale, reflète bien sa manière de voir. Croire en Dieu n’enlève en rien la responsabilité humaine. Au contraire, croire en Dieu, c’est croire que Dieu nous fait confiance, qu’Il « croit » en nous, et qu’Il souhaite notre engagement dans l’action. On pourrait presque traduire la première partie de la maxime par : « Aie foi en Dieu, parce que Dieu lui-même te fait confiance pour tes affaires. »
Articulé – et non pas juxtaposé – au premier, le second membre de phrase rappelle que nous ne sommes pas pour autant les maîtres de nos vies. « Cependant mets-toi à l’ouvrage comme si tu n’avais rien à faire, et Dieu tout. » Le « comme si » mérite qu’on lui prête attention : il ne s’agit pas de ne rien faire, de nous reposer paresseusement sur la Providence. C’est une attitude intérieure d’abandon à Dieu qui est requise, et qui s’articule avec la confiance que Dieu nous fait. Nous avons à nous souvenir que tout vient de Dieu, ce qui va nous permettre de vivre notre engagement sans crispation. L’abandon à Dieu n’est pas une démission de nos responsabilités, mais un « lâcher prise » confiant, qui nous donne de nous engager pleinement dans ce que nous faisons. Pas de volontarisme, ni de recherche anxieuse d’efficacité… mais l’accueil d’une fécondité possible² .
Voyons maintenant en quoi cette maxime d’Hevenesi concerne l’espérance, et peut-être particulièrement l’espérance au temps des épreuves.
Espérer, ce n’est pas se lancer tête baissée dans l’action en croyant que la technologie résoudra tous les problèmes, ni se dire que Dieu nous protègera de tout, quoi qu’il en soit… Des responsables religieux, souvent d’Églises chrétiennes indépendantes, prétendent garantir la capacité qu’aurait la prière à immuniser contre le virus. Si la prière avait une efficacité quasiment magique, cela se saurait ! Mais surtout, à quelle image de Dieu cette pratique de la prière renvoie-t-elle ?
L’espérance ne nous garantit pas qu’il ne nous arrivera rien de mal ; elle nous met dans la confiance qu’un espace nous est ouvert, pour agir de manière responsable et accueillir dans la liberté intérieure ce qui arrivera.
Dans un post du 5 avril 2020 sur Facebook, François Euvé, directeur de la revue Études, écrivait : « Un adage jésuite du XVIIe siècle commence par ces mots : ‘‘Fie-toi à Dieu comme si le succès ne dépendait que de toi, et en rien de Dieu.’’ Apparent paradoxe. Mais pas pour celui qui a compris que l’action de Dieu passe par nos mains, celles des médecins, des infirmières, des chercheurs, des livreurs, des voisins qui prennent des nouvelles… Mais l’adage se poursuit : ‘‘Mettre tout ton labeur comme si Dieu allait tout faire et toi rien.’’ Nous rappeler que nous ne sommes pas les maîtres du résultat de notre action. C’est là qu’intervient le ‘‘spirituel’’ : non pas comme un moyen magique plus efficace, mais comme la confiance que nous ne sommes pas seuls dans notre combat. »
« Rien n’est dû, tout est donné »
L’espérance engagée de cette manière nous renvoie à la question de nos images de Dieu. La question est fort bien traitée par Marion Muller-Colard dans son livre L’Autre Dieu. La Plainte, la Menace et la Grâce (Labor et Fides, 2014). Théologienne protestante, elle a été aumônier d’hôpital, et son propre fils a été très malade alors qu’il avait six mois.
Elle chemine avec Job et se demande : « Qu’est-ce qui génère la plainte, celle de Job, la sienne, celle de beaucoup de gens ? » Très précisément, ce n’est ni la maladie, ni la perte (de ses fils, filles et bétail…) qui suscite la plainte de Job. C’est la perte de l’enclos protecteur » qu’est censé nous donner le « Bon Dieu ». C’est ce que, dans le Prologue du livre de Job, le Satan, l’Adversaire, dit à Dieu : « Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l’as-tu pas protégé d’un enclos, lui, sa maison et tout ce qu’il possède ?» (Jb 1, 9).
Quand les malheurs s’abattent sur lui, ce que Job perd, avec ses fils, ses filles et son bétail, c’est fondamentalement la protection de cet enclos : en principe les malheurs n’arrivent pas qu’aux autres ; « Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? » Les choses n’étaient pas prévues pour se dérouler ainsi… Nous réagissons comme si nous avions signé un contrat tacite avec Dieu, ou la Providence, ou quelque force supérieure, censée nous protéger d’un enclos, car nous ne faisons rien de mal. Or nous sommes tous habités par ce système rétributif, dit Marion Muller-Colard. Et les règles de ce système, même s’il est implicite, sont assez claires : Dieu rend le bien pour le bien. Du coup, si quelqu’un a travaillé dur toute sa vie pour acheter une maison pour sa retraite, et qu’un cancer vient déchirer sa vie au moment où il prend sa retraite, ce n’est pas juste ! Mais y a-t-il une Justice immanente qui gouverne nos malheurs ?
Où donc trouver le courage d’espérer et le goût de vivre, quand la sécurité de l’enclos est perdue ? À travers une lecture savoureuse du livre de Job, Marion Muller-Colard nous fait percevoir un autre Dieu que le Dieu du contrat et de l’enclos. Un Dieu qui nous dit : « ‘‘Rien n’est dû, tout est donné.’’ Quoi qu’il arrive, réjouis-toi que le soleil, chaque matin, se lève sur le monde et invite tous les désespérés à brandir avec lui une opposition inconditionnelle à la nuit³. »
Ce Dieu de la grâce, c’est Celui auquel le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer, engagé dans la résistance contre Hitler, avait remis sa vie. Chez lui, la résistance au mal se conjuguait avec l’abandon confiant à Dieu. À la veille de son arrestation, il écrivait : « Il nous reste le chemin très étroit et parfois presque introuvable de prendre chaque journée comme si c’était la dernière, et pourtant de vivre dans la foi et la responsabilité comme s’il y avait encore un grand avenir⁴.» Voilà le chemin de l’espérance engagée.
Geneviève Comeau
Notes
- Dominique Collin, « La foi est-elle encore possible ? », Études, avril 2020, p. 83.
- Ces derniers paragraphes s’inspirent de Geneviève Comeau et Alain Cugno, Le pari de l’espérance, Lessius, 2016, chapitre « En l’espérance, tu fais tout et tu ne fais rien ».
- L’Autre Dieu, Albin Michel, 2017, p.101.
- Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission : lettres et notes de captivité, Labor et Fides, 2006, p. 38.