Entretien avec Alain Cugno, philosophe.

Dernières publications : Jean de la Croix ou le désir absolu (Albin Michel), La séduction du diable (Mame).

Alain, vois-tu un lien entre la pandémie du Covid-19 et la mobilisation actuelle contre le racisme, depuis la mort de George Floyd ?

Je crois en effet qu’il y a un lien entre la mobilisation contre le racisme et la pandémie. Pourquoi la colère de l’intelligence collective s’est-elle accrochée au racisme? La pandémie a révélé et mis en tension les inégalités et la souffrance qu’elles engendrent. Mais le virus n’a aucune intention, pas plus que la maladie elle-même. En revanche, un policier qui assassine, lui, a bien une intention et elle révèle que les inégalités (qui, apparemment, n’ont pas plus d’intention que le virus, qui pourraient même faire croire que s’il y a intention, elle est du côté des pauvres qui n’ont pas su être riches) sont bien en réalité intentionnelles, voulues, ne serait-ce qu’inconsciemment. Et là, contre une intention on peut se mobiliser. Se faire entendre. Et cette intention mortifère mobilise contre elle aussi bien les blancs que les noirs. Je trouve ça vraiment beau et tout à l’honneur des États-Unis qu’il y ait autant de blancs parmi les manifestants.

Bien sûr, je pressens aussi des risques de dérives possibles.

Peux-tu préciser cela ?
Je crains trois dérives majeures et d’ailleurs très liées.

D’abord la réification de ce contre quoi on lutte, le renforçant au lieu de l’affaiblir. Ainsi l’invraisemblable propos de celui qui parle du remplacement de la lutte des classes par « la guerre des “races” ». Une telle lecture transforme un mouvement contre l’inégalité, en moment de guerre raciale.

Ensuite, il n’y a pas de commune mesure entre la société américaine et la société française non seulement quant au racisme, mais quant au fonctionnement de la police. Contrairement à ce que l’on croit souvent, il n’y a pas de loi aux États-Unis, au sens où la philosophie politique continentale la comprend. Il y a des règlements et des règles du jeu, arbitrés par des autorités. Nous nous sommes d’ailleurs très dangereusement rapprochés de ce modèle en confiant aux gendarmes et aux policiers le pouvoir d’apprécier la validité des « déplacements pour motifs familiaux impérieux ». Or, importer en France ce mode de fonctionnement ou faire semblant de croire que c’est le même, risque de rendre raciste une France qui ne l’est que très peu, parce que l’absence de loi universelle rend toute société perméable aux communautarismes.

Enfin il y a un rêve prétendument républicain de transparence qui interdit les angles morts. Ce qui fait que tout homme est tout entier présent en chacun des moments de sa personnalité et de son histoire. C’est exactement le mode de fonctionnement de toute Inquisition qui lit sur des signes objectifs ce que vous êtes (un ennemi de Dieu et de son Église puisque vous avez mangé une omelette au lard un Vendredi Saint !) Churchill est tout entier raciste, Colbert aussi (et Voltaire, enrichi par le trafic d’armes et d’esclaves ?) D’où le déboulonnage des statues. En fait, il s’agit de faire disparaître le travail de l’Histoire : il n’y a qu’un temps, le nôtre, il n’y a qu’une morale, la nôtre. Et ceux du passé sont priés de bien vouloir se situer non par rapport aux éléments dont ils disposaient, mais par rapport aux nôtres, qu’ils ne connaissaient pas mais travaillaient à faire advenir. La conséquence est d’effacer les traces du passé, un déni qui interdit toute réflexion sur lui — et par conséquent en permet le retour. Au lieu de fabriquer des anticorps, la société subit l’alerte maximum de son système immunitaire.

Entretien réalisé par Geneviève Comeau