« Dans nos sociétés marquées par la crise, comment garder la joie de vivre ensemble ? »
Retrouvez ici des extraits de l’intervention de François Boëdec, provincial des Jésuites, donnée à Lourdes le 31 juillet.
Chers amis,
Parler de la joie, ce n’est pas simple. Pourtant, il est clair que cet enjeu de la joie, celle qui nous manque, celle qui nous rattrape, joie désirée ou donnée, douce ou née dans les larmes, reste toujours l’une des réalités les plus fortes qui traverse nos existences. Et comme le montre la Bible qu’elle traverse de part en part comme autant de sources qui irriguent toute l’histoire sainte, la joie est bien ce qui naît, se manifeste, dans l’ajustement de la création, et de nos vies, au projet de Dieu.
Je pense que la joie, avant même d’être un sentiment, est un événement. C’est par exemple ce qui arrive aux bergers dans le passage de l’évangile de Luc que nous lisons à la veillée de Noël (Luc 2, 1-20). L’ange leur annonce « une grande joie pour tout le peuple ». Et en lisant le texte, on découvre une joie contagieuse qui gagne tout le monde. Elle annonce ce qui se passera plus tard quand Jésus devenu adulte arrivera dans les villages. Des personnes dans le malheur oseront venir à sa rencontre. Jésus les accueillera, leur parlera, accomplira des signes de guérison qui les réintégreront dans la société. On peut dire que dès sa naissance, sa mission est donc de s’approcher de ceux qui sont loin de la joie : les pauvres, les souffrants, les pécheurs. Et cette venue de Jésus provoque en eux la joie, l’émerveillement, la louange. La joie de Dieu a donc bien une dimension sociale.
Mais alors comment répondre à la question qui m’a été posée pour cette matinée : dans nos sociétés marquées par des crises, comment résister au découragement, pour garder la joie de vivre ensemble ?
La question résonne tellement fortement pour aujourd’hui. Mis à part quelques grands messes sportives où la victoire met en liesse (voire dans une certaine excitation !) certains de nos concitoyens, on ne voit guère d’occasions de grandes réjouissances partagées. […]
Alors, comment la joie peut-elle surgir dans la jointure spirituelle entre expérience personnelle et collective ? Je voudrais seulement souligner ici l’enjeu qui me parle plus particulièrement quand je regarde la situation française, celui d’être ensemble et de se parler. Si, dans la tradition judéo-chrétienne, Dieu appelle tout homme par son nom, ce n’est jamais en tant qu’individu isolé, mais c’est toujours comme membre d’un peuple et pour l’ensemble de ce peuple auquel il est renvoyé. C’est pour cela que l’espérance chrétienne n’est donc pas seulement individuelle, elle est aussi collective.
Nous savons qu’une œuvre collective si minime soit-elle, un château de sable pour les enfants, une pièce de théâtre, un projet d’entreprise – que sais-je ? -, si elle est portée ensemble, soude profondément et procure une joie qui est communion. Aujourd’hui, cette communion manque dans nos sociétés. La peur, le doute sur nos capacités, la division, l’absence de références anthropologiques partagées, l’éparpillement des énergies dans des sens différents… semblent empêcher tout élan porteur de joie.
Je crois bien simplement que la première pierre, toujours à poser, pour retrouver le chemin de la joie, c’est de retrouver la parole entre nous, la parole en société, et d’en prendre soin. Nous avons tous fait l’expérience de la joie qui naît de pouvoir s’entendre, d’avoir pu s’écouter, de découvrir l’autre finalement différent de ce que nous pensions. Et du dynamisme que cela suscite. Ce qui est frappant aujourd’hui dans notre société, c’est cette difficulté, parfois l’impossibilité, de se parler. Impossibilité d’entendre, a priori, une opinion différente de la sienne. Chacun est dans son camp, parfois enfermé dans une posture. Et, nous le savons, les réseaux sociaux n’ont fait qu’encourager cela. Or, l’entre-soi est mortifère, il ne produit jamais de joie, tout au plus il contente et rassure à bon prix.[…]
C’est sûrement notre responsabilité de chrétiens de favoriser cette parole, de favoriser un climat d’écoute et de parole, de favoriser des espaces et des expériences d’intériorité dont notre société manque tant, pour faire baisser la méfiance, et peut-être même contribuer à des réconciliations. Ou pour le dire en termes spirituels avec les mots de Claire Monestès : « Accompagner tout cheminement qui pourra conduire vers la lumière du Christ ».
C’est bien l’esprit de l’encyclique du Pape François du 4 octobre 2020, Fratelli tutti qui porte précisément « sur la fraternité et l’amitié sociale » et qui aborde beaucoup de lieux de notre société et de notre monde qui ne vivent pas sous ce registre. Le Pape insiste dans ce document sur la « capacité de fraternité » et sur « l’esprit de communion humaine » nécessaires à la « construction d’une société plus juste ». Dans le sixième chapitre, le pape reprend un thème qu’il affectionne, l’amitié sociale, dans lequel il oppose la rencontre et la bienveillance, source de joie, à la triste indifférence déshumanisante. […]
Je voudrais terminer par une citation que j’aime beaucoup. Beaucoup de voix s’emploient à alimenter les peurs qui renferment, jettent le doute et au final toujours divisent. Pierre Favre, l’un des premiers compagnons d’Ignace qui avait à cœur de prendre soin des relations humaines, de créer un climat permettant à ce que puissent avoir lieu de vraies conversations spirituelles, invitait fermement à ne pas céder à ces prophètes de malheur qui sont toujours à l’œuvre de nos jours. Je le cite et j’en termine par-là : « Ne te fie pas – dit-il – à ces mauvais esprits d’après lesquels tout se terminera mal, tout se présente mal, ou qui soulignent ce qui va mal. Esprits mauvais, ils dépeignent, à l’image de ce qu’ils sont, la situation qu’ils veulent et souhaitent aggraver encore. Efforce-toi plutôt de devenir l’instrument du bon esprit : il te montre la situation et la conjoncture telles qu’il les souhaite et comme il est prêt à les faire évoluer avec ton aide… » (Mémorial, n°158).
Chers amis, demandons l’esprit qui donne l’élan et la joie si certains jours ils viennent à manquer, et, sans douter, réjouissons-nous ensemble de ce qui ne manquera pas d’arriver !
François Boëdec, sj.
Lourdes – 31 juillet 2021
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