Agata Zielinski, maître de conférences en philosophie au Centre Sèvres, engagée à la Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs (SFAP), xavière, signe cette tribune dans La Croix du 20 novembre 2022.

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Les débats autour de la fin de vie se jouaient, il y a quelques années, autour de la notion de dignité. Le glissement vers l’argument de la liberté s’est accentué progressivement – tant et si bien que sur son site, l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) se présente désormais comme militant « pour que chaque Française et chaque Français puissent choisir les conditions de sa propre fin de vie ».

L’Avis n° 139 du CCNE (Comité Consultatif National d’Éthique) prend acte de ce glissement et l’entérine : tout en mentionnant l’importance de la dignité inhérente à chaque être humain, il l’évacue du débat. La notion de dignité est décrétée non opérationnelle dans les discussions, pour la raison que l’on ne parvient pas à s’entendre sur le sens du terme. On notera toutefois que l’avis s’appuie par deux fois, dans la suite du texte, sur l’argument d’une dignité subjective, telle que chacun définit la sienne propre (« droit à définir soi-même les limites d’une vie digne ») – il prend donc parti pour une des définitions, de façon subreptice mais parfaitement concordante avec l’argument massif de l’autonomie.

Une définition discutable de la dignité

D’une part, cette définition repose sur le présupposé de l’indépendance du sujet – comme si ses décisions et ses actions n’avaient d’effets que pour lui-même. On confond alors vouloir par soi-même et vouloir pour soi-même. Quand bien même une volonté pourrait être indépendante d’influences (ce qui est discutable ; la volonté de mourir est elle-même motivée par la souffrance, physique, psychique ou existentielle), pour autant, les décisions et les actions qui s’ensuivent ne concernent pas uniquement la personne et ses propres intérêts ; elles ont immanquablement des effets pour d’autres.

Le suicide en est une illustration : nous savons malheureusement combien la portée d’un geste létal volontairement dirigé contre soi a des conséquences sur les proches, sur l’entourage, et à plus large échelle sur la société. « Nul n’est une île ». On a tout à gagner à penser la liberté sur fond d’interdépendance. Une compréhension relationnelle de l’autonomie (Mackenzie et Stoljar) ouvre davantage à la solidarité qu’elle ne s’y oppose.

D’autre part, la liberté ne consiste pas uniquement à vivre d’après ses intérêts personnels. La liberté peut aussi se définir et s’éprouver comme capacité d’ouvrir des possibles, d’« appeler à l’existence quelque chose qui n’existait pas auparavant » (Arendt). Ouvrir des possibles, plutôt que de les fermer ultimement. L’argument de la « liberté à disposer de soi » laisse croire que la seule possibilité envisageable en cas de souffrances réfractaires est de mettre fin à ses jours. Le risque serait de faire oublier que le premier possible à envisager est le soulagement de la souffrance. Et que cette recherche de soulagement peut ouvrir à un futur encore désirable.

Les soins palliatifs

Les soins palliatifs illustrent parfaitement et la dimension relationnelle de l’autonomie, et la dimension d’initiative et de créativité de la liberté : chercher ensemble, patients et soignants, avec les proches, ce qui est encore possible et désirable. Le verre de vin ou le plateau d’huîtres, la promenade au soleil ou un week-end au bord de la mer paraîtront peut-être dérisoires au bien portant qui voit ces choses de loin et les redoute. Il y a là pourtant l’investissement de la vie encore, la capacité à éprouver « la joie du oui dans la tristesse du fini » (Ricœur). Une telle liberté est une liberté en relation, et on peut l’envisager comme une autonomie dialogale, une capacité à donner du sens à sa vie dans un dialogue avec autrui.

Démasquer les illusions

Entre le paternalisme médical et l’instrumentalisation des soignants à ses propres fins, j’ose croire qu’il y a de tierces voies, et que l’alliance thérapeutique – où l’on s’éclaire mutuellement –, elle, n’est pas morte ! Ainsi, s’il faut concilier solidarité et autonomie, commençons par démasquer l’illusion d’une liberté qui serait indépendance absolue, qui serait pure et constante volonté, qui ne serait pas mêlée de vulnérabilité et d’ambivalence. Et assumons notre condition humaine d’interdépendance, où les décisions de l’un ne sont pas sans effets paradoxaux sur les autres.

L’ultime liberté

L’ultime liberté n’est pas de clore une fois pour toutes les possibles, mais au contraire de les ouvrir encore, d’inventer ce qui ne serait pas venu à l’esprit du bien portant. L’enjeu de la liberté en fin de vie, c’est de prendre soin des possibles plutôt que de les fermer. Dans la créativité alliée à la relation, le champ des possibles est issu d’un échange. Les soins palliatifs font ainsi le pari de tenir un « nous », qui n’est pas une simple collection de « je ». Parier sur le « nous », c’est aussi tenir la solidarité contre la tentation de croire que la dignité ou que l’humanité s’efface en celui dont la vie est très précaire.

Au prétexte de concilier solidarité et autonomie, l’avis est en réalité tout entier orienté par la liberté de « disposer de soi », « la liberté à déterminer soi-même son degré de tolérance à la souffrance et les contours de son destin personnel ». Le texte laisse ainsi penser qu’il n’y a de liberté qu’à la manière du libéralisme anglo-saxon, où le sujet est dit libre lorsqu’il peut agir selon ses intérêts propres. Cela est certes une définition de la liberté, bien présente dans nos sociétés de consommation – une définition parfaitement valable, mais partielle et partiale.