Cher collègue,

Enseignante, j’ai appris ce qui vous étiez arrivé alors que nous entrions en congés, après deux mois de travail très particuliers : tous masqués, et fatigués.

Votre mort nous a réveillés. Elle ouvre les yeux sur une partie délicate et parfois difficile du métier d’enseignant : le regard que peuvent porter sur notre travail des personnes qui pensent parfois être mieux formées que nous. Si les interactions peuvent être fécondes, elles peuvent aussi blesser, voire exclure. En ce qui vous concerne, l’exclusion opérée a été radicale, et nous plonge dans une grande tristesse.

Pour autant, au cœur de la tristesse pointe aussi une espérance.

Car vous êtes mort pour avoir montré en classe des caricatures de Mahomet. L’aurais-je fait ? Je ne sais pas, je ne suis pas professeure d’Éducation Morale et Civique. Mais si je l’avais fait, cela aurait été en accord avec ce qui est attendu d’un professeur : apprendre à nos jeunes élèves à exercer leur esprit critique. Décrire une image, puis la décrypter, l’analyser,  dire ce qu’elle produit en soi, écouter ce qu’elle produit en l’autre… toutes ces étapes de parole font partie des compétences que nous enseignons aux élèves car elle leur permet, nous le savons tous, de prendre distance et de mettre des mots, et donc de pouvoir donner un avis éclairé, posé, argumenté sur une question ardue, quelle qu’elle soit. La parole rend libre ; elle rend humain, elle rend citoyen.

Au-delà du mauvais goût et du peu d’esthétique des caricatures, celles-ci peuvent être un support pour faire émerger une parole libre.

Ce chemin d’enseignement est exigeant, et c’est une des plus belles parties du métier. Vous avez emprunté ce chemin.

Vous auriez dit : « Je voudrais que ma vie et ma mort servent à quelque chose. »

Votre vie et votre mort désignent ce chemin d’exigence et de liberté : non seulement le vôtre, mais celui sur lequel vous conduisiez vos élèves.

Un autre fait m’interpelle, qui va dans le même sens.

Un certain prophète, nommé Jean-Baptiste, n’a eu de cesse de désigner Celui qui venait. Sa vie était un message : il a attendu, proclamé, puis désigné le Roi humble et pauvre de ce Royaume invisible de l’extérieur, où tous les humains sont invités à une liberté profonde et à la joie qu’elle donne.

C’est sans doute étonnant, mais vous êtes mort comme lui. Votre assassin n’a pas fait le lien. Je le fais. Si Jean-Baptiste a été emprisonné, c’est à cause de sa parole libre, exigeante. S’il a été décapité, c’est à cause de cela, ajouté à une bêtise aveugle et sourde. Comme Jean-Baptiste, votre vie et votre mort désignent moins la bêtise humaine ou le fondamentalisme que ce qui vous a toujours mis en route : le chemin vers la liberté, la vôtre, et celle des autres.

Cher Samuel Paty, je vous remercie pour ce message d’espérance que vous nous donnez et qui, pour moi, est le sens premier de votre vie et de votre mort.

A votre famille, à vos élèves, collègues, amis et proches, et à tous ceux que votre mort a dévastés, j’adresse mes sincères condoléances.