Un jubilé de gratitude
Août 1965 : je m’embarque (en paquebot !) pour l’Afrique. Je n’ai pas encore 18 ans. Je vais enseigner au collège de l’Assomption de Daloa en Côte d’Ivoire et… y découvrir que je n’ai guère les atouts d’une enseignante ! Mais je vis alors une expérience décisive humainement et spirituellement : l’Afrique me séduit par toutes ses valeurs et je découvre combien chaque culture reflète une facette du visage du Christ. Depuis, cette rencontre ne cesse de me nourrir.
Septembre 2017 : nous entrons en Jubilé, célébrant les 50 ans de l’arrivée des premières xavières en Afrique, à Abidjan en 1967. 1967 était justement l’année de mon entrée à La Xavière. C’est donc un double Jubilé pour moi ! Nous étions 10 postulantes à arriver comme si le Seigneur venait bénir ce départ au large. Tout cela me donne envie de partager quelques flashs de ce que j’ai reçu de ce continent africain où j’ai eu la grâce de vivre dans 4 pays différents : la Côte d’Ivoire, le Tchad, le Cameroun et le Burkina.
Ce qui me vient en premier, c’est l’hospitalité et le partage. J’en ai été à la fois si souvent la témoin et la bénéficiaire ! Comment ne pas oublier ce passage dans un village malien, en plein période de famine, quand les gens nous ont offert la seule cuvette de riz qui leur restait, sans que nous puissions refuser ? « Dans sa pauvreté, elle a donné tout ce qu’elle avait pour vivre » (Mc 12, 44). Cette obole de la veuve s’est passée si souvent sous mes yeux : Mariam, handicapée, apprenant que je partais, courant dans sa maison pour m’offrir son seul bien, une pièce de 500 FCFA (un peu moins d’un euro), pour me le donner par la vitre de la voiture… Souleyman venant m’offrir une orange sur mon lit d’hôpital… Un jour de fête, alors que nous souhaitons payer notre repas pris en communauté dans un maquis (petit restaurant), la serveuse nous dit qu’un monsieur dans le maquis voisin a déjà payé pour nous ! Nous ne saurons jamais qui était cet inconnu si discret : « que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite» (Mt 6, 3). Et à Korhogo où j’habite actuellement (village du nord de la Côte d’Ivoire), tant d’amis nous offrent de la nourriture, sans autre raison que la joie de partager.
C’est en Afrique que je me suis éveillée à la louange.
Au Tchad, lors d’une prière pendant une retraite, j’entends : « Loué sois-tu Seigneur, parce que je suis en vie ce matin ». Puis à la prison de Korhogo : « Je suis dans la joie parce que je me suis levé en bonne santé ». Jamais je n’avais pensé à remercier Dieu pour cela, comme si pour moi la vie était un dû !
Les déplacements commencent toujours par une prière pour confier le voyage à Dieu. Et à l’arrivée, c’est la louange pour n’avoir eu aucun accident !
Des prisonnières applaudissant pour le cadeau apporté pour une d’elles : elles ne manifestent aucune jalousie mais une joie partagée qui suscite une pluie de bénédictions.
Ces bénédictions, elles jalonnent les journées du matin au soir, à toutes occasions, me rappelant que tout don vient de Dieu.
Mais, au départ, bien des choses sont venues me heurter, notamment dans ma profession de nutritionniste. Bien occidentale, c’est d’abord l’efficacité du travail qui primait pour moi et je ne comprenais pas tout le temps passé à bavarder entre collègues alors que les mamans attendaient avec leurs enfants… Il m’a fallu longtemps pour découvrir toute la valeur de ces relations : si j’étais efficace pour activer les consultations, ma collègue arrivait patiemment à mettre à jour et à dénouer la situation familiale qui était cause de la malnutrition de l’enfant…
Cela a été un grand déplacement intérieur. Et aujourd’hui, ce que je goûte le plus sont ces relations vivifiantes, gratuites. Joie d’être là simplement, présente, se « donner la nouvelle », les rencontres des visites de voisinage. Là quelque chose me nourrit intérieurement. Je pense souvent à la vie simple de Nazareth.
Ce qui m’a le plus déstabilisée, c’est de me trouver dans un univers mental si différent du mien. Je viens du monde occidental où le réel est ce qui se voit, se mesure… Et là, j’étais plongée dans un monde où le plus prégnant est le monde des esprits. Il m’a fallu du temps pour m’y ouvrir, notamment en participant à des cérémonies traditionnelles qui me laissaient toute déconcertée. Certains passages bibliques ont pris alors pour moi un tout autre relief, tel que : C’est par le Christ que Dieu a tout créé dans les cieux et sur la terre, ce qui est visible et invisible, les puissances spirituelles, les dominations, les autorités et les pouvoirs (Col 1, 16).
Un temps fort a été vécu pour moi lors de mon départ de Côte d’Ivoire en 1983. Pendant les adieux avec tous ceux que j’allais laisser, beaucoup m’exprimaient ce qu’ils avaient reçu de moi dans ce que nous avions vécu ensemble. Mais je savais, combien plus, tout ce que j’avais reçu d’eux dans ces échanges. Et là, j’ai réalisé que nos rencontres avaient été des Visitations où l’Esprit avait tressailli entre nous et en nous. Et aujourd’hui, j’essaie de m’ouvrir à cette « visitation » qu’est toute rencontre, la plus simple.
Au Tchad, j’ai particulièrement aimé les paysages désertiques qui m’ont ouvert à la poésie de l’austérité, une beauté qui me parlait plus que la forêt luxuriante. Beauté de la vie sobre, frugale, par rapport à la surabondance. Cela a éveillé en moi le goût de cette sobriété, de la pauvreté.
Ces années en Afrique ont été aussi pour moi le partage de la Passion vécue par ces populations qui m’ont accueillie, notamment les années au Tchad et la crise post-électorale en Côte d’Ivoire. Combien de fois mon cœur a hurlé devant ces femmes qui n’avaient pas de quoi nourrir leurs enfants, devant les injustices criantes, les guerres, la précarité de ceux qui nous entourent, devant ma sœur Christine assassinée,… et pourtant, au cœur de tant de souffrances, un élan de vie plus fort que la mort : l’endurance au jour le jour de ces mères de famille pour gagner un petit quelque chose, les enfants qui fusent de partout, les rires qui éclatent même dans la misère, les danses, la fête ! L’Afrique est un hymne à la vie qui jaillit de toutes parts, même dans les zones les plus désertiques.
Et enfin joie de l’accueil des premières xavières africaines, reçues comme le don que le Seigneur nous fait pour que le charisme de La Xavière nous dévoile son visage africain. Cependant, nous savons aussi que nous accueillir mutuellement, dans nos différences culturelles, passe par des maladresses, des incompréhensions, des blessures, qu’il nous faut oser regarder en face, pour en faire acte de repentance et nous ouvrir à un vrai pardon.
Un JUBILE, c’est un temps pour jubiler, pour nous réjouir avec gratitude de tous les dons reçus, ceux dont nous avons conscience et ceux qui nous restent encore cachés. Et surtout un Jubilé qui ouvre encore plus large l’avenir, dans la nouveauté de ce que l’Esprit fera naître.
Monique LORRAIN
Février 2018